Les tentations ethnocentristes

 

         Le jugement ethnocentriste est le premier piège que tout apprenti ethnomusicologue ou chercheur en terrain étranger de façon plus générale se doit d'éviter. L'université nous le rabâche. Mais la tentation est pourtant bel et bien présente. Non par incompétence mais par naturel penchant de l'esprit à comparer et à rattacher ce qu'il perçoit à ce qu'il connaît : sa propre culture. Que le chercheur soit Indien, Arabe, Français ou Lapon, le problème reste identique.

Rappelons que l'effort d'interprétation et de compréhension qui semble être aujourd'hui d'un bon sens évident n'est en fait que très relatif en regard de l'histoire de la discipline en Occident.

"L'ethno-collecteur" n'a longtemps pas échappé au jugement de valeur dans sa comparaison entre le milieu auquel il appartenait et celui qu'il étudiait. Et ceci tant dans le discours théorique que dans la méthode d'analyse.

On a longtemps plaqué les outils d'analyses développés pour la musique "savante" occidentale à une musique qui ne lui correspondait manifestement pas. Peu importait alors la conception théorique indigène; lorsque même on lui en trouvait une, elle était primitive, digne d'un regard amusé au mieux, méprisée voire anéantie au pire.

Rappelons par exemple les commentaires parfois enthousiastes mais parfois méprisants que l’on put lire à la suite des expositions universelles de Paris de 1889 et  1900. Rousselet, en 1889, écrit par exemple à propos du gamelan : "c'est un ensemble de sons extraordinaires, quelques-uns fort doux, argentins, plaintifs, relevés par le mugissement des gongs. Parfois, une mélodie, un motif charmant surgit, qu'un musicien pourrait noter ; mais en général cela détonne aux oreilles comme une cacophonie sans seconde. De temps à autre la voix perçante des femmes s'unit comme un gémissement aux accords de cette musique éplorée…"

On pourra lire bien davantage sur la perception de la musique des Indes néerlandaises dans l'excellent ouvrage de Patrick Revol : "Influences de la musique indonésienne sur la musique française du XXème siècle" (éd. L'Harmattan, Univers musical, 2000).

Citons aussi les multiples études que le décret Fortoul/Ampère du 13 septembre 1852 suscita en France. Certains folkloristes qui participèrent à la réalisation de cette grande enquête visant à la publication d'un "recueil général des poésies populaires de la France" ne se montrèrent pas d'une rigueur irréprochable.  On intervenait sur le répertoire par des transcriptions parfois très libres et des harmonisations qui visaient à le rendre plus accessible. Les qualités interprétatives des paysans interrogés étaient taxées de "beuglement" dans lequel "tout art est absent". (On se référera à l'article de J.F Dutertre in "collecter, la mémoire de l'autre", collection Modal, Geste édition pour un article bien documenté sur ce sujet précis).

On est heureusement loin aujourd'hui de ce qui apparaît comme le témoignage des préoccupations de l'époque (l'enquête Fortoul a malgré tout permis de collecter moult informations intéressantes et bien décrites).

Si on ne peut (et on ne doit) pas se soustraire à son propre jugement et à ses connaissances, la description et l'analyse objective ne doivent pas être sacrifiées à une opinion et à une méthodologie, qu'il faut savoir repenser si elle s'avère inadéquate. Claude Rivière dit bien justement (in "introduction à l'anthropologie", Les fondamentaux, Hachette) : "L'ethnologue doit sans cesse se méfier de réduire la pensée des autres à ses propres grilles d'interprétation, aussi bien que de se prendre pour supérieur à ceux qu'il étudie".

 

 

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